29 avril 2020.
En France, les pauvres et les ménages fragiles sont plus durement touchés par les conséquences économiques et sociales de l’épidémie de COVID19.
Si l’impact moyen sur le pouvoir d’achat des ménages français est estimé à une perte d’environ 50 euros par semaine, soit 400 euros sur la totalité de la période de confinement, cette perte est bien plus élevée pour ceux dont l’activité s’est subitement réduite. Selon l’OFCE, 460 000 personnes vont se retrouver sans emploi à l’issue du confinement, dont 180 000 personnes en contrat court, et 288 000 personnes qui étaient en période d’essai. Une étude de la Fondation Jean Jaurès estime que 35% des actifs n’ont pas perçu l’intégralité de leur rémunération à la suite du confinement : 6% ne touchent plus aucun revenu et 29% ne touchent qu’une partie de leur revenu (activité désormais à temps partiel, chômage partiel ou technique). Les artisans et commerçants sont les plus touchés : deux tiers d’entre eux ont subi une baisse de leurs revenus à la suite du confinement. La baisse des revenus a aussi affecté fortement les ouvriers (48% des ouvriers touchés) et les employés (34%). Enfin, les personnes travaillant de façon non déclarées (travaux de ménages, babysitting…), voient également leurs revenus fortement réduits sans pouvoir bénéficier des systèmes de compensation tels que le chômage partiel.
Par ailleurs, des dépenses ont augmenté et pèsent davantage dans le budget des ménages, en particulier le budget alimentaire. C’est le cas, largement médiatisé, des familles pauvres qui bénéficiaient de tarifications sociales dans les cantines scolaires et qui, face au triplement du budget nourriture, se voient contraintes de faire appel aux aides alimentaires, comme en atteste Jean Vercoutere, délégué du Secours catholique à Marseille : « On voit des gens nous solliciter pour avoir de la nourriture alors qu’ils ne le faisaient pas habituellement ».
D’autres dépenses sont restées stables, comme le coût du logement, mais génèrent un « effet ciseaux » avec la baisse des ressources. Une étude de l’IRES estime qu’environ 2,5 à 2,8 millions de ménages d’actifs, soit 6 à 7 millions de personnes, sont ainsi durement frappés par la récession actuelle, confrontés à des versements de loyers ou mensualités de remboursement stables, des ressources en baisse, et une capacité d’épargne négative ou nulle : il s’agit majoritairement de locataires (68%) ou accédants (32%), avec des revenus intermédiaires (50%) ou bas (40%)[1]. La crise actuelle affecte plus fortement ceux qui sont les moins bien logés, dans des logements trop petits ou insalubres, ou mal équipés, y compris en matériel numérique pour poursuivre l’apprentissage des enfants à distance.
En réaction d’urgence face à la crise sociale, des dispositifs exceptionnels des pouvoirs publics, des associations et des entreprises ont été mis en place. En particulier, le gouvernement a annoncé le versement d’une aide exceptionnelle aux bénéficiaires du RSA et aux familles les plus modestes avec des enfants.
L’aide est de 150 euros par ménage au RSA, plus 100 euros par enfant, ainsi que 100 euros pour les ménages bénéficiaires d’aides au logement. Celle-ci s’ajoute à une aide mobilisable par les CAF à titre exceptionnel pour les familles les plus en difficulté. La CAF a prolongé automatiquement ses prestations sociales et minima sociaux, pour éviter les ruptures de droit. Par ailleurs, des collectivités locales ont mis en place des aides d’urgence en direction des ménages bénéficiaires des tarifications sociales des cantines, telles que les villes de Paris, Marseille, ou Brest.
Les bailleurs sociaux se sont également mobilisés afin de proposer un accompagnement et un rééchelonnement des loyers aux ménages confrontés à une baisse soudaine de leurs revenus, afin de limiter l’effet « ciseaux », qui reste toutefois irrésolu dans le logement privé. Les entreprises, via leurs fondations et dotations exceptionnelles, ont quant à elles participé au financement de nombreuses actions de solidarité envers les plus vulnérables.
Ces aides exceptionnelles, nécessaires, viennent compléter le système de protection sociale français qui devrait permettre de mieux amortir la crise que dans des pays moins redistributifs. La réduction de la pauvreté monétaire en France grâce aux transferts sociaux et fiscaux fait partie des plus importantes en Europe avec la Finlande, le Danemark, la Suède : ainsi, le taux de pauvreté monétaire (seuil à 60%) s’établit à 13,3 % de la population mais il serait de 24,1 % sans l’existence des transferts sociaux et fiscaux.
Mais ces aides font face à des écueils, au regard des populations fragilisées par la crise : l’expérience de l’Action Tank en matière de lutte contre la pauvreté permet d’identifier trois problématiques majeures, dont dépend l’efficacité des mesures structurelles et conjoncturelles destinées à lutter contre un risque de paupérisation des ménages dans la durée.
- Les aides exceptionnelles aux bénéficiaires du RSA excluent partie des bénéficiaires potentiels.
Les aides annoncées en France ciblent les familles avec enfants et les allocataires du RSA. Cependant, il est connu que le taux de non-recours au RSA est très important, de l’ordre de 35% des ménages éligibles selon la CNAF en 2012 et 40% selon le Secours Catholique en 2016. Même si on peut estimer que la crise sociale actuelle pourrait occasionner une diminution de ce taux de non-recours, à court terme, cela signifie qu’une part significative des ménages qui auraient légitimement besoin de ces aides complémentaires ne pourront malheureusement pas en bénéficier. Le fait de faire reposer la distribution des aides exceptionnelles sur un autre critère – moins sujet au non-recours – tel que le revenu fiscal de référence, par exemple, permettrait de toucher les ménages cibles de façon plus exhaustive. Néanmoins, le revenu fiscal de référence que l’on a à disposition actuellement est celui de 2018, soit près de 2 ans d’écart temporel avec la situation actuelle.
Comme le souligne le collectif d’associations Alerte, d’autres ménages non-éligibles au RSA sont fortement touchées par la crise sanitaire : c’est le cas les « personnes âgées bénéficiaires de l’ASPA (minimum vieillesse) […], tout comme les bénéficiaires de l’AAH, qui vivent majoritairement seuls et sont souvent dans des situations d’isolement ainsi que l’ensemble des jeunes précaires de moins de 25 ans, étudiants ou non, qui ne peuvent pas bénéficier du RSA ».
- D’autres aides exceptionnelles sont susceptibles de générer du non-recours.
En plus de l’aide automatique à destination des familles avec enfants, des aides exceptionnelles ont été mises en place par les CAF pour les familles les plus en difficulté. Pour en bénéficier, les ménages doivent contacter les travailleurs sociaux de la CAF. On peut souligner le travail réalisé par la CAF ces dernières années pour réduire la non-information et la non-demande (les deux principaux motifs de non-recours aux prestations sociales[2]) soit via des systèmes de datamining[3] ou des rendez-vous des droits, sollicités par les équipes des CAF[4]. Par expérience, on sait qu’une part significative des ménages avec des besoins ne prendront pas contact avec la CAF, comme l’illustrent les nombreux exemples remontés par des associations qui touchent des publics dits « invisibles ». Cela souligne la nécessité de développer des méthodes de détection des besoins plus pro-actives (communication directe aux ménages), de développer l’automaticité du versement des aides en favorisant les communications de données entre institutions publiques (CAF, Centre des finances publiques…), et de s’appuyer sur des réseaux de prescripteurs sociaux locaux.
- La crise sociale va générer une fragilisation des ménages modestes, non éligibles aux aides exceptionnelles déployées.
Selon toute vraisemblance, la crise sociale va générer un appauvrissement des populations les plus pauvres, mais également des ménages modestes, non éligibles à ces aides exceptionnelles.
Sont ainsi exclus des dispositifs d’aides exceptionnelles les ménages qui ne sont pas pauvres selon le niveau de revenus disponibles (14% de la population), mais selon le revenu arbitrable (23% de la population)[5]. Ce sont typiquement des ménages avec des revenus modestes, mais avec des dépenses contraintes élevées. L’IRES estime qu’environ la moitié des ménages à bas-revenus faisant face à des dépenses fixes de logement, tout en ayant subi une baisse plus ou moins brutale de leurs revenus à la suite du confinement, ne sont pas concernés par les mesures gouvernementales et présentent donc un risque de basculement dans la pauvreté.
La crise actuelle va également générer des changements de situations individuelles rapides des ménages. Or, une partie des droits sociaux tels que des aides sociales distribuées par les conseils départementaux ou les CCAS, ou encore l’accès au parc de logements sociaux, reposent sur des critères d’éligibilité tels que les niveaux de revenus du ménage en année n-2. Des personnes seront donc exclues de certaines aides, étant donnés les critères d’éligibilité, ce qui plaide pour une plus grande adaptation des critères à l’évolution des situations voire une automatisation dans le versement des aides.
- Les dimensions non-monétaires de la paupérisation doivent aussi être adressées.
La reprise de l’activité économique repose également sur l’appui aux métiers et aux secteurs essentiels, mis en exergue par le confinement, et sur l’appui au retour à l’emploi durable afin de retrouver une stabilité de revenus sur le long terme. Si l’aide à la formation du Fonds National de l’Emploi a été renforcée en élargissant le périmètre des entreprises et des formations éligibles dans le cadre de la crise COVID19, celle-ci vise à soutenir la formation des actifs en emploi et donc leur maintien en emploi, mais ce sont aujourd’hui les besoins de retour en emploi qui inquiètent fortement. La mobilisation du secteur privé, et notamment des grandes entreprises, à travers leurs engagements en matière d’emploi dont l’apprentissage, doit se poursuivre, dont des initiatives plus pro-actives, comme la démarche Courte Echelle lancé par Air Liquide avec l’Action Tank pour former et recruter sur un métier structurellement en tension dans son écosystème[6].
Depuis 2011, l’Action Tank Entreprise et Pauvreté développe, en partenariat avec des grandes entreprises, des programmes visant à réduire les dépenses incompressibles des ménages en situation de pauvreté. Les ménages précaires qui bénéficient de ces actions peuvent acheter des produits et services essentiels (logement, alimentation infantile, mobilité, télécommunications…), avec des remises substantielles car tout ou partie des acteurs de la chaîne de valeur s’impliquent pour faire émerger de nouveaux modèles économiques. Les critères d’éligibilité utilisés sont à la fois larges et souples, ce qui permet à ces programmes d’adresser un halo de ménages qui dépasse les ménages bénéficiaires des minimas sociaux (cible privilégiée de l’action publique). Ces programmes inclusifs confirment donc leur complémentarité avec les outils plus classiques de lutte contre la pauvreté, comme le reconnaissait en 2018 la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Ils sont aussi un moyen d’inscrire l’engagement des entreprises dans la durée en faveur d’une économie plus inclusive, en améliorant la soutenabilité des dépenses essentielles des ménages, et proposant des biens et des services plus adéquats aux situations financières, d’emploi et de vie des ménages plus fragiles.
Face aux besoins grandissants en perspective, il y a urgence à accélérer le déploiement de ces programmes et de ces offres inclusives sur le territoire national et renforcer leur prescription notamment par des partenaires publics.
[1] Cette estimation ne prend pas en compte les étudiants ou les publics invisibles des statistiques (sans-domicile notamment).
[2] Voir travaux de l’Odenore, qui lance une consultation pour mesurer l’impact de la crise actuelle sur le taux de recours aux aides.
[3] Croisement de bases de données pour identifier des ménages probablement éligibles et en situation de non-recours
[4] Ces rendez-vous ont permis d’augmenter de 30% la probabilité des ménages de bénéficier d’un nouveau droit dans les 6 mois
[5] Depuis 2008, l’Insee calcule le revenu arbitrable, défini comme ce qu’il reste du revenu disponible une fois déduites les dépenses pré-engagées, c’est-à-dire les dépenses revêtant un caractère contractuel difficilement renégociable à court terme car encadrées dans un contrat ou un abonnement, survenant à échéances régulières et d’un montant fixe. Il s’agit par exemple des loyers, de l’assurance, ou encore des abonnements de télécommunications.
[6] Pour plus d’informations sur ce programme : https://actiontank.org/projet/acces-emploi/
Sources :
- Confinement, récession et baisse des revenus : Quel impact des charges fixes de logement sur les contraintes budgétaires des ménages ? P. Concialdi, IRES, avril 2020
- Covid-19 : 500 millions de personnes menacées de pauvreté dans le monde, Grégoire Normand, La Tribune, 9 avril 2020
- L’économie souterraine représente 12% du PIB français, Grégoire Normand, La Tribune, 27 février 2019
- Dans les quartiers populaires, « si on remplit le frigo, on chope le corona », Louise Couvelaire, Le Monde, 18 avril 2020
- Les bonnes volontés sont nombreuses : comment l’aide aux plus démunis se réorganise, Isabelle Rey-Lefebvre et Julia Pascual, Le Monde, 24 mars 2020
- Olivier Klein : « Tous les jours, dans les quartiers, on frôle le point de rupture », Propos recueillis par Louise Couvelaire, Le Monde, 21 avril 2020
- Coronavirus : déjà 11 milliards de pertes de revenus pour les ménages en France, Béatrice Madeline, Le Monde, 21 avril 2020
- Coronavirus. Les demandes d’aide des étudiants explosent dans les Pays de la Loire, Vanessa Ripoche, Ouest France, 2 avril 2020
- Lettre ouverte au Premier Ministre, collectif Alerte, avril 2020 : http://expertise.uniopss.asso.fr/resources/trco/pdfs/2020/D_avril_2020/Lettre_ouverte_Premier_Ministre_collectif_ALERTE.pdf
- Les familles en difficulté peuvent « demander à leur CAF une aide supplémentaire » en plus de l’aide de solidarité, indique Christelle Dubos, Jean-François Achili, 15 avril 2020, France Info
- Personne ne sait dans quelles conditions je vis, Fondation Abbé Pierre, 22 avril 2020